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Gisèle Halimi, une vie de combats

Elle a marqué l’Histoire. Gisèle Halimi avocate engagée, militante féministe et femme politique a traversé le XXe siècle en luttant contre les injustices. Dénonciation de l’usage de la torture, droit à l’avortement, reconnaissance du viol comme crime… Elle a défendu passionnément les causes décisives dans trois grands procès qui ont marqué notre mémoire collective et contribué à faire modifier la loi 

Marseille se souvient et lui rend hommage en se remémorant son parcours.

Celle qui considérait que « l'avocat doit quelquefois se lever contre les lois elles-mêmes, qui bien que régulièrement promulguées, sont des lois injustes au regard de certaines libertés fondamentales ou contre des lois justes injustement mises en œuvre pour les humiliés et les offensés » s’est éteinte à 93 ans après une vie de lutte.

 

 

L’insoumise

Zeiza Gisèle Élise Taïeb naît le 27 juillet 1927 à La Goulette, en Tunisie, au sein d’une famille juive pratiquante modeste. Très tôt, elle manifeste un profond désir de liberté et d’émancipation, se distinguant par sa volonté têtue d’être l’égale de ses frères, choyés alors qu’elle ne l’est pas. 

Après une scolarité au lycée Armand-Fallières de Tunis, direction la France pour des études de droit et de philosophie au sein de l'actuelle université Panthéon-Sorbonne. En même temps, elle est élève à l'Institut d'études politiques de Paris. Boursière, elle occupe un emploi de téléphoniste pour payer une partie de ses études. Elle obtient son diplôme d'avocate en 1948.

En 1949, elle épouse un fonctionnaire employé au ministère de l’Agriculture, Paul Halimi. Elle adopte alors le nom de Gisèle Halimi et entre au barreau de Tunis. Très vite, elle défend syndicalistes et indépendantistes tunisiens. Elle poursuit ensuite sa carrière d'avocate à Paris où elle s'inscrit au barreau en 1956.
 

L’affaire Djamila Boupacha

Nous somme en 1961. En France, le mot « guerre » est tabou et l’on évoque « les évènements d’Algérie » pour qualifier la grave crise qui sévit depuis la fin des années 50 en Algérie française. Mais c’est bel et bien une terrible guerre qui se déroule depuis 1954. 

Gisèle Halimi, entend parler d’une jeune femme de 20 ans, Djamila Boupacha. Accusée d’avoir posé une bombe, la jeune femme a été battue, torturée, violée par des militaires français.

Persuadée qu’il faut médiatiser l’affaire pour sauver Djamila et faire éclater au grand jour la pratique de la torture, elle fait du cas de sa cliente, une grande cause

Elle crée avec Simone de Beauvoir le Comité de Défense pour Djamila. Des intellectuel·les, des artistes s’y engagent : Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, Elsa Triolet, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, l’ancienne résistante Germaine Tillion…
L’enjeu est colossal : faire libérer Djamila et dénoncer du même souffle la pratique de la torture. Première étape : obtenir le transfert en France du procès de Djamila. S’il a lieu en Algérie, la jeune femme sera condamnée à mort, ses bourreaux ayant tout intérêt à ce que l’affaire ne s’ébruite pas. Simone Veil, alors magistrate déléguée au ministère de la Justice, obtient le dessaisissement du Tribunal militaire d’Alger au profit du Parquet de Caen et le transfert de Djamila en France. Le procès s’ouvre en juin 1961 et l’affaire a pris une dimension internationale.  Djamila identifie formellement ses tortionnaires et est finalement amnistiée et libérée en 1962, après les accords d’Évian qui mettent fin à la guerre d’Algérie. 

Djamila Boupacha a aujourd’hui 86 ans. Elle est restée en contact avec Gisèle Halimi jusqu’à la mort de cette dernière.

 

Des lois sur les femmes faites par les hommes

Gisèle Halimi poursuit son travail d’avocate. Les années 60 voient de petites ou de grandes (r)évolutions. Le combat pour la maîtrise de leur corps par les femmes est l’un d’eux. Car en France, l’article 317 de la loi de 1920* est toujours en vigueur. 

L’avortement est interdit et les sanctions importantes pour les femmes qui le subissent et ceux ou celles qui le pratiquent. La France mène alors une politique nataliste parce que les élites d’alors pensaient que la puissance d’une nation se mesurait à l’aune d’une population nombreuse.

Et en 1942, le régime de Vichy dirigé par le Maréchal Pétain durcit la loi. L’avortement devient « un crime contre la sûreté de l’État », l’image de la femme au foyer, entourée de ses nombreux enfants est glorifiée par la propagande. Le ventre de la femme est considéré comme le garant d’une nation forte.

 

Un premier tournant

En 1967, la loi Neuwirth autorise la vente de contraceptifs sous ordonnance médicale. Mais la volonté politique d’élargir cette loi manque. Au début des années 70, seulement 6 % des femmes françaises prennent la pilule contraceptive. Et aucune éducation sexuelle n’est dispensée à l’école. La transmission, l’information sur la sexualité et la contraception n’existent quasiment pas au sein des foyers français. La vision d’une société patriarcale reste puissamment ancrée. 

Loin d'éradiquer l'avortement, la libéralisation de la contraception porte au premier plan la question de la légalisation de l'interruption de grossesse, dont s'empare le Mouvement de libération des femmes (MLF). 

Gisèle Halimi, militante féministe, dénonce les inégalités sociales en matière de répression de l'avortement : les femmes de milieux aisés peuvent avorter sans craindre d'être poursuivies en justice, car souvent à l’étranger, là où l’avortement est licite (Suisse et Angleterre). Pour celles issues de milieux modestes, c’est un véritable calvaire. Il faut chercher, dans la honte et le secret, un médecin complaisant ou apitoyé ou une « faiseuse d’anges ». Stérilité et infections mutilent chaque année des milliers de femmes.

 

Un contexte historique particulier et le drame de Marie-Claire Chevalier

Trois années se sont écoulées depuis la crise de mai 68 qui a vu naître les aspirations d’une société émancipée.  Georges Pompidou succède à Charles de Gaulle en 1969. 

Marie-Claire Chevalier grandit à Neuilly-Plaisance, cité-dortoir de la banlieue est de Paris, en Seine-Saint-Denis. Elle et ses deux jeunes sœurs sont élevées par leur maman seule, Michèle Chevalier.

En 1971, Marie-Claire a seize ans. Un après-midi d’août 1971, sa vie bascule. 
Elle accepte de suivre chez lui un certain Daniel P. âgé de 18 ans, qu’elle a déjà croisé. Et le cauchemar débute. Daniel P. l’agresse et la viole. Un mois plus tard, Marie-Claire finit par se confier à sa mère : elle est enceinte. Bouleversée, Michèle accepte d’aider sa fille à avorter. Mais comment ?

 

Combat féministe et Manifeste des 343

La question du droit à l’avortement et, plus généralement, de la maîtrise des femmes de leur fécondité et donc de leur corps essaime dans plusieurs endroits du monde dès les années 60. En France, la question de l'avortement s’invite dans le débat public au mois d'avril 1971.  

Simone de Beauvoir, écrivaine, figure du féminisme, amie de Gisèle Halimi, prend l’initiative de faire publier dans Le Nouvel Observateur le « Manifeste des 343 ». Il s’agit d’un texte signé par 343 femmes, célèbres (Catherine Deneuve, Françoise Sagan, Delphine Seyrig) ou anonymes, qui affirment avoir avorté. L’impact est immense.
Il s’agit de forcer les pouvoirs publics à admettre l’absurdité de la loi et de la modifier

Pour défendre les signataires inconnues qui risquent gros, Gisèle Halimi crée en juillet 1971 l'association Choisir la cause des femmes. Elle propose de représenter gratuitement les femmes ayant eu recours à un avortement clandestin.
 

Les procès de Bobigny

Un matin de janvier 1972, des policiers sonnent à la porte du modeste appartement de la famille Chevalier. Ils signifient à Michèle l'inculpation de sa fille, Marie-Claire, la sienne et celle de ses trois « complices » qui ont aidé la jeune fille à interrompre sa grossesse. 
Les cinq femmes apprennent que c’est le violeur de Marie-Claire, Daniel P. qui a dénoncé la jeune fille alors qu’il vient de se faire arrêter pour trafic de stupéfiants et vol de voiture.

Michèle Chevalier a entendu parler de Gisèle Halimi et lu son livre sur Djamila Boupacha, co-écrit avec Simone de Beauvoir. Elle contacte Choisir la cause des femmes qui la met en relation avec l'avocate. Gisèle Halimi accepte immédiatement d'assurer gratuitement la défense des quatre accusées et réalise que le cas de Marie-Claire est une affaire emblématique de l'injustice de la répression.

Mineure, Marie-Claire doit être jugée à huis clos, le 11 octobre, ce qui limite la médiatisation du procès. Gisèle Halimi parvient à mobiliser plusieurs dizaines de militants et de militantes, qui manifestent devant le tribunal. Quelque 250 personnes ont répondu à l'appel du MLF et de Choisir la cause des femmes.

Marie-Claire est relaxée, considérée comme ayant souffert de « contraintes d'ordre moral, social, familial, auxquelles elle n'avait pu résister ». Dès le lendemain, le 12 octobre, les photos de Michèle et de Marie-Claire Chevalier en compagnie de leur avocate figurent à la une des  quotidiens. Le 8 novembre 1972 le procès de Michèle Chevalier et de ses « complices » se déroule dans une atmosphère de grande tension. De nombreuses personnalités ont rejoint le tribunal, soutenant ouvertement toutes les accusées. 

Gisèle Halimi, au terme d'une plaidoirie « historique », demande au président du tribunal, Joseph Casanova, « du courage ». Michèle Chevalier est finalement condamnée à 500 francs d'amende avec sursis. Ses deux collègues sont relaxées. La quatrième prévenue est condamnée à un an de prison avec sursis pour avoir pratiqué l'avortement. 

 

C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame

Des centaines d'articles, d'émissions de radio et de télévision sont consacrés à l'affaire. Les commentaires, les affrontements sont partout. La France est scindée en deux : les « pour » et les « contre ». Finalement, au terme de débats houleux, la loi Veil autorisant et encadrant l'interruption volontaire de grossesse est votée en décembre 1974, promulguée en janvier 1975.

La loi porte le nom de Simone Veil, ancienne déportée, avocate, alors ministre de la Santé, chargée de préparer le projet de loi par Valéry Giscard d'Estaing qui vient d’être élu président de la République. 

Elle le présente devant l'Assemblée nationale le 26 novembre 1974 et déclare lors de son discours devant les députés : « Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme - je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame ».

 

L’affaire Tonglet-Castellano et la nouvelle loi sur le viol

En 1975, Gisèle Halimi est contactée par deux jeunes femmes belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Elles ont été violées le 21 août 1974 par trois hommes alors qu’elles campaient dans une calanque près de Marseille. Les deux jeunes femmes décident courageusement de porter plainte mais leur audition se transforme en véritable interrogatoire pour savoir si, au fond, « elles ne l’ont pas cherché ».

Gisèle Halimi use à nouveau d'une stratégie de médiatisation judiciaire pour ce procès qu'elle parvient à porter devant les assises d'Aix-en-Provence. Hors du prétoire, l’avocate est bousculée, injuriée, menacée.  Au terme de deux jours d’audiences agitées, où Gilbert Collard, l’avocat des accusés, dénonce une « machination monstre », le verdict tombe. Serge Petrilli, le meneur, est condamné à six ans de prison pour viol, les deux autres à quatre ans pour tentative de viol. Un soulagement pour les victimes et leur avocate.

Le procès permet d’ouvrir un grand débat national et va pousser les politiques à agir. Le 29 mai 1977, Gisèle Halimi est interviewée par la chaîne FR3, elle dénonce la culpabilisation faite de la victime et l'indulgence faite au violeur : « Une femme violée, c'est une femme cassée. C'est une femme éclatée, c'est une femme qui, à mon sens, ne s'en remettra jamais »

En juin 1978, deux propositions de loi sont présentées, au Sénat, par les groupes socialiste et communiste, avec, pour la première fois, une réelle définition du crime de viol.

Le 23 décembre 1980, la nouvelle loi est promulguée. Elle définit le viol comme : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise » dans l’article 222-23 du Code pénal.

Cette nouvelle définition élargit le viol à tous les cas de pénétration sexuelle et le réprime plus fortement par quinze ans de réclusion criminelle contre cinq auparavant. 

D’autres dispositions sont aussi adoptées : le huis clos n’est plus obligatoire, les associations peuvent se porter parties civiles et le nom des victimes ne doit pas apparaître sans leur accord.

 

Liberté, égalité, parité

Amie de François Mitterrand, l’avocate se porte candidate avec le soutien du Parti socialiste lors des élections législatives de 1981. Elle devient députée apparentée socialiste de la 4e circonscription de l’Isère, avant d’être ambassadrice de France à l’Unesco, de 1985 à 1986. En 1989, elle devint conseillère spéciale de la délégation française à l'Assemblée générale des Nations Unies, avant d'être rapporteuse pour la parité entre hommes et femmes dans la vie politique.

En 1995, Gisèle Halimi devient membre de l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes après avoir contribué à sa création. 

 

L’écriture, son grand espace de liberté

Après le remarquable et remarqué La cause des femmes (1973) elle poursuit son travail d'écriture (sa grande passion) avec Plaidoirie pour l'avortement, Le lait de l'oranger (1988), Plaider pour changer le monde (1988)… Mais aussi, plus tard, Une embellie perdue (1994) qui est la suite de ses mémoires. Suivent des romans Fritna (1999), La Kahina (2006) un essai autobiographique Ne vous résignez jamais (2006) et Histoire d’une passion (2011), un ouvrage consacré à son amour pour sa petite-fille.

Gisèle Halimi meurt le 28 juillet 2020 à Paris, au lendemain de son 93e anniversaire. Ses obsèques ont lieu au crématorium du Père-Lachaise, le 6 août 2020, lors d'une cérémonie laïque en présence de plusieurs centaines de personnes.

Elle demeure dans la mémoire collective celle qui a aidé des millions de femmes à disposer librement de leur corps, à s’émanciper du joug de lois injustes et archaïques. Son nom, entré dans l’Histoire, reçoit aujourd’hui une juste consécration sur le sol marseillais.

* L'article 317 du Code pénal de 1810 condamne l'avortement. La loi du 31 juillet 1920 réprime « la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle ».

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